Auguste Vincent : le précurseur
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Auguste Vincent, dit «Tatourlet», est né à Sorgues, quartier du Ronquet, le 15 octobre 1861, de Aymé Vincent, cultivateur, et Victoire Mouret, son épouse, sans profession.
LES ANNÉES DE GLOIRE
Apprenti cuisinier, il se forme sous la direction des maîtres les plus habiles de la capitale. Sa passion pour le métier, ses dispositions particulières pour la cuisine en font rapidement un virtuose.
Pendant les dix ans qu'il passe dans les premières maisons de Paris, il sait se faire une réputation telle que le prince de Hasfeld, venu en France visiter l'exposition de 1889, se l'attache et l'emmène en Silésie. Il est, un temps, cuisinier de Guillaume II, à Berlin où il est coiffé par un chef allemand. Il retrouve une plus grande liberté sur le «Hohenzollern», magnifique yacht impérial de haute mer où il règne sur les cuisines. L'empereur le reçoit chaque matin, et tous deux élaborent les menus à servir. Ensuite il devient chef des cuisines de l'ambassadeur d'Autriche, puis de la célèbre maison Borchardt, renommée pour les visites impériales et royales qu'elle reçoit.
En 1894, le grand maître des cuisines de la cour du Prince Frédéric Léopold de Prusse est mis en disponibilité. Le maréchal de la cour ouvre un concours culinaire où se présentent un grand nombre de concurrents de toutes nationalités. Les projets ne doivent porter qu'un numéro d'ordre ; les deux que présente Auguste Vincent obtiennent au classement les numé-ros un et deux.
Appelé par le Prince Frédéric Léopold de Prusse à la direction des cuisines, il n'a pas de peine à triompher des manoeuvres des sociétés culi-naires allemandes et sait gagner la confiance de la famille princière qui le garde à la cour jusqu'à ce que des raisons personnelles l'obligent à rédui-re son train de maison.
LE RETOUR
Le 29 mars 1896, alors qu'il était encore à Berlin, il acheta une mai-son d'habitation de la famille Mouret, route d'Entraigues. Il compléta cet achat par celui d'un grand morceau de terre, le 5 juillet 1897. Il transforma le tout en coquet séjour baptisé «villa Bel Air». (l'aile gauche de cette demeure sera louée au grand peintre Georges Braque lors de son premier séjour à Sorgues; c'est en quelque sorte de là que s'élaborèrent les premières oeuvres cubistes.)
Au début de ce siècle, après la déconfiture financière de la cour du Roi de Prusse, il revient au pays. Les récits de ses entrevues avec le Kaiser et les grands de ce monde éblouissent nos bons compatriotes qui voient en lui un grand homme.
Il ne reste pas très longtemps au repos. Ses relations dans le monde culinaire de tous les pays l'obligent peu à peu à se remettre à la préparation de plats cuisinés qu'il met en conserve et expédie en Allemagne et en Russie. Il crée alors une installation provisoire et s'associe avec un nommé Ferreri dans la société «Vincent et Cie». Les commandes devenant toujours plus nombreuses et pour répondre aux belles propositions de quelques grandes maisons d'alimentation, il doit, victime de sa réputation, s'instal-ler dans les vastes locaux de l'usine du Pont, propriété d'Auguste Bédoin, alors Maire de Sorgues.
Le 20 avril 1904, en compagnie d'Auguste Nepoty, négociant à Entraigues, Eugénie Durand, rentière à Entraigues, Auguste Bédoin, négociant et Maire de Sorgues, Léon Meyer et Anselme Laurent, il crée la société en commandite simple «Vincent et Cie», dont le siège social se trouve au quartier du Pont, au capital de 60.000 francs. Aux termes du pacte social Auguste Vincent apporte le matériel industriel et son savoir-faire évalués à la somme de 10.000 francs. Il est nommé gérant aux revenus de 1.800 francs, sans compter le partage des bénéfices pouvant provenir de la société.
C'est un homme plein de projets pour diversifier ses activités. Le 17 mai 1905, il achète un harmas (terrain en friche), quartier Saint-Martin à Sorgues, où il construit quatre caves de vingt-cinq mètres de long sur dix de large, sous deux mètres au moins de terre, destinées à la culture des champignons.
LA CHUTE
Tout concourt pour conduire au succès financier mais, rapidement, les rapports entre Anselme Laurent et Auguste Vincent s'assombrissent. Laurent répand à qui veut bien l'entendre que «son apport est perdu» ! Que Vincent ne sait pas fabriquer et ne produit que des marchandises détestables et qu'il n'entend rien à la fabrication...». Propos de nature à enlever toute confiance à la clientèle dans l'entreprise naissante.
Enfin, comble de malheur, un incendie vient détruire l'usine du Pont, rendant difficile, sinon impossible, le fonctionnement de la société, d'autant que Vincent avait conclu un marché avec Méron, négociant à Carpentras, pour la vente de 6100 boîtes de conserves de fruits au sirop livrables le 30 juin 1904. Il ne peut honorer cette commande.
Vincent livre seulement 1500 boîtes, cinq jours après le terme convenu. Beaucoup de ces boîtes de conserves, «bombées, accusent de la fermentation. De nombreuses boîtes avaient été piquées pour permettre au gaz de s'échapper et soumises à une seconde ébullition. Toutes les boîtes sont sales... » (1) Vincent semble même avoir manipulé les correspondances avec son client (2).
Les dissentiments existant depuis longtemps avec d'autres sociétaires s'aggravent au point d'obliger la totalité des associés à réclamer la dissolution anticipée de la Compagnie Auguste Vincent le 17 novembre 1905.
Pour faire face à ses engagements, Vincent emprunte la somme de cinq mille francs qu'il ne peut rendre. La plupart de ses biens sont vendus.
Il quitte Sorgues, devient maître d'hôtel à Mais (actuellement Alès) en 1909. Puis on le retrouve au Grau du Roi où il est gérant de l'hôtel d'Angleterre, les habitants le surnomment «l'Allemand», sa connaissance de cette langue doit y être pour beaucoup.
LE VISIONNAIRE
Le 10 décembre 1919, Auguste Vincent est élu Maire de la commune. Il va prendre de très importantes décisions qui détermineront l'avenir de ce bourg. C'est lui qui, par son action, va jeter les bases du Grau du Roi moderne.
Le 10 février 1920, il décide que la commune soit érigée en station climatique et balnéaire; jusque là, ce n'était qu'un village de pêcheurs, les rues étaient sales, mal entretenues, aucun balayage n'y avait lieu. Les ordures étaient jetées près de l'étang. Par arrêté du 31 mai 1920, il oblige les habitants à entretenir leurs rues, à lutter contre les dépôts d'ordures sauvages. En même temps, il mène une action pour assainir le marécage de la gare, les débris du pont tournant sont vendus et doivent être immédiatement enlevés.
Il projette la construction d'un belvédère de 50 mètres de hauteur, «le Vincent belvédère», ayant un point de vue imprenable sur la mer parce qu'il sera construit à cheval sur le chenal maritime. Cet hôtel comprendra un restaurant, dix salons particuliers, quatre donjons de dix chambres, une grande brasserie-restaurant de 300 à 1000 couverts.
En raison des profits immenses qui peuvent en être retirés pour la ville, il fait demander par son conseil municipal l'autorisation «des jeux de hasard» accordée à des stations voisines.
Il met à l'étude la construction d'un nouveau pont tournant. Il décide que les rues nouvelles devront mesurer 8 mètres de large minimum, trottoirs compris. La taxe de séjour sera affectée à l'hygiène et à l'assainissement de la commune.
Le 28 août 1924, malade, alité, il n'assiste pas à la réunion du conseil municipal. Il décède, sans postérité, le 23 décembre 1924. Il tombera dans l'oubli aussi bien au Grau du Roi où l'on ignore le lieu de sa sépulture qu' à Sorgues, son village natal.
Quant au belvédère, il a bien existé sous une autre apparence. Il a été démoli après la seconde guerre mondiale.
R. Chabert
Extrait de la 13ème édition des Etudes Sorguaises "Sorgues dans sa diversité" 2001