L'aventure de l'illustration de Mireille (1)

Eugène Burnand peintre vaudois fut agréé par Frédéric Mistral pour illustrer son oeuvre maîtresse et préférée « Mireille, Mirèio ». L'épigraphe du livre montrait l'amour de l'auteur pour sa création « Te counsacre Mirèio : es moun cor e moun amo ; Es la flour de mis an ; Es un rasin de Crau gueulé touto sa ramo Te porge un païsan l Je te consacre Mireille : c'est mon coeur et mon âme ; C'est la fleur de mes années ; C'est un raisin de Crau qu'avec toutes ses feuilles T'offre un paysan ».

Comment Eugène Burnand, qui naquit à Moudon (Suisse) le 30 août 1850, qui fut collégien à Schaffhouse, puis étudiant architecte à Zurich, était-il devenu le chantre du Midi de la France ? Il faut remonter à son aïeule franco-suisse, madame Johannot-Johannot, qui vivait aux alentours de 1790. Elle eut quatre filles qui devinrent Foltz, Leenhardt, Bazille et Francillon ; de la première naquit, d'engendrement en engendrement, Eugène Burnand. Un descendant de madame Leenhardt, Henry Leenhardt, fut, au dix-neuvième siècle, propriétaire de l'usine du Griffon et du château de la Serre. Ce fut ainsi que des liens étroits, de génération en génération, scellèrent les cousins entre eux. Le frère d'Eugène Burnand, ingénieur de formation, prit la direction de l'usine du Griffon.

Par la famille Leenhardt de Montpellier, il découvrit la Camargue. La contrée l'enchanta. « Mes journées se passent en promenade picturale. J'en rapporte nombre de projets ». (2)

De ces visites successives dans ces lieux, Burnand ramenait des études dont il tirait, dans son atelier de Versailles, de grandes toiles provençales. Ensuite, il alternera d'autres oeuvres inspirées de la Suisse avec ses tableaux du Midi.

À Sorgues le 4 octobre 1873, Eugène Burnand passa l'hiver chez son frère à travailler à l'un de ses premiers tableaux « Les Ânes dans le Midi ». À partir de là, une longue pause de quatre années s'ensuivit.

En 1875, à 25 ans, il découvrit la Provence à travers la lecture du poème « Mireille, Mirèio », qu'il illustrera plusieurs années plus tard. Le 4 octobre, il visitait Les Baux de Provence, il va parcourir le fameux « Trou des Fées » qui joue un rôle si saisissant dans Mireille : « ... J'étais tout seul dans ce trou noir; à mes pieds, une ouverture plus resserrée encore que l'entrée principale dans la grotte où Mistral a vu la danse folle des fées de la montagne... » écrivait-il dans un calepin.

Ce fut en 1880 que le projet qu'il mûrissait lentement dans son esprit se précisa : celui d'illustrer « Mireille, Mirèio ». Il se cristallisa après son mariage en 1878 avec Julia Girardet, Pour lui, elle devait incarner la jouvencelle chantée par le poète. Deux années plus tard, il installa sa jeune femme à Sorgues, chez son frère, château de la Serre. Elle était pour la seconde fois en espérance et elle n'aurait pu affronter les fatigues et l'inconfort d'un séjour en Camargue. Cette famille naissante nicha dans une chambre. Le 12 mai 1880, dans une lettre adressée à son ami Paul Robert, il écrivait : « ... je fais une bonne moisson de types méridionaux, types pleins de noblesse et de beauté... » (3)

Le poète que rêvait d'illustrer le jeune artiste vaudois ne connaissait pas personnellement son auteur. Frédéric Mistral était alors âgé de cinquante ans, sa notoriété s'étendait déjà à toute la France.

Un jour, malgré son angoisse, il se décida à lui écrire. Il apporta à la rédaction de sa lettre un soin dévotieux (4). Penché avec sa jeune femme sur ce texte, il composa une lettre « ... une lettre comme on n'en écrit qu'une en sa vie, émue, enthousiaste, respectueuse, lyrique et solennelle... » (5).

À cette ouverture, Mistral répondit par les lignes suivantes :

Monsieur,

Je suis tout disposé à publier une édition de Mireille illustrée et à accueillir l'artiste qui retracera dignement les scènes et paysages de ce poème... mais voici ce qui se passe : il y aura bientôt trois mois, je reçus la visite d'un peintre parisien ( M Oscar M, professeur de dessin d'art de la ville de Paris) qui me fit exactement la même proposition que vous. M. M a travaillé aussi pour le Tour du Monde et pour la maison Hachette, je répondis à cet artiste dans les termes suivants :

«je consens volontiers à une illustration de Mireille, mais n'étant pas en mesure de juger d'ici votre travail, tâchez de trouver un éditeur qui veuille se charger de publier vos illustrations, et alors seulement nous pourrons traiter ensemble... M O. M me répondit qu'il allait s'occuper de cela, dès sa rentrée à Paris, mais je n'ai plus reçu de nouvelles.

telle est ma situation. je n'ai aucun engagement. je puis donc vous répondre la même chose, vous comprenez qu'il faut ici une belle édition comme celles que les grandes maisons de librairie publient... ». (Maillane, 18 novembre 1880 )

Une particularité dans cette lettre, Mistral, par modestie, n'emploie jamais de majuscule. Après s'être démené auprès des éditions Hachette, Burnand informe Mistral du succès de ses démarches. Cinq jours plus tard (le six décembre) celui-ci lui écrit : « Puisque la maison Hachette se décide à publier une Mireille illustrée, j'attendrai qu'elle veuille bien m'écrire. 

Les choses se précipitèrent, Mistral écrivit le 17 décembre « J'ai lu avec un vif intérêt l'énuméré des dessins que vous avez conçus au sujet de Mireille. Je désire maintenant que la maison Hachette prenne au plutôt ( sic) une décision, et je vous salue cordialement. »

Enfin, le peintre se décida à risquer le jugement du poète. Son père, le colonel Édouard Burnand, était en séjour à Sorgues. Lui était retenu à Paris auprès de sa jeune femme qui venait d'accoucher de son second fils, le premier n'avait pas survécu. Il choisit de le déléguer, en le priant d'aller porter à Mistral son carton à dessins. Dans une lettre datée de Sorgues du 10 février 1881, le colonel raconte à son fils son entrevue mémorable avec le grand Mistral : «... donc, hier matin, à 6 heures, j'allumais ma bougie, et ce n'était pas sans quelque émotion que, mon gros portefeuille sous le bras, je quittai le Griffon... ». Le colonel se décide à prendre un fiacre de Graveson à Maillane « ... à 9 heures, le fiacre me déposait devant la maison neuve de Mistral. Une charmante femme en sabots vient me recevoir et m'introduire auprès de M qui m'attendait. Le coeur battait bien un peu, car enfin je portais avec César et sa fortune. Nous nous sommes toisés : lui, grand, bel homme, me tendit la main.

— Vous de Sorgues, Monsieur ?

— Non, Suisse. — Ah !


On allume le feu au salon. J'entre en matière et j'apprends d'abord que ce qui a fait hésiter Mistral, c'est la crainte que les illustrations faites par un Parisien n'eussent été traitées de chic... sans études suffisantes des types provençaux...

— Eh bien, déballons !

Voici le dessin des Vanniers.

— Ah! c'est charmant. Et puis les chevaux blancs ! Ébahissement complet.

— C'est superbe, c'est grand, c'est olympique. Voici le grand coup Mireille et Vincent. C'est ravissant, quelle pose, quelle poésie dans le regard, quelle souplesse dans le jeune corps. La partie était gagnée. »

« Je lui dis que Mireille, c'est ta femme. Combien je voudrais la connaître ! » (6)...

Le 16 février 1881, Frédéric Mistral confirmait par lettre de Maillane « qu'il se montrait très satisfait de ses dessins. Le portrait de madame Burnand était infiniment sympathique.» (7)

Le même jour, Édouard Burnand, dans une lettre datée de Sorgues, poursuivait, pour son fils, ses commentaires sur la visite qu'il avait faite à Frédéric Mistral une semaine plus tôt. « Mme Mistral ?Ah, voilà : elle est charmante ; de grands cils noirs recouvrent le bord de longues paupières ; ceux de la paupière supérieure paraissent jaloux de ceux qui les rencontrent ; l'oeil est vert, le sourcil bien noir et finement arqué est coupé franc à ses extrémités, comme un vieux pinceau. Teint pâle, mat : cheveux superbes.... Oui, la figure de Mireille plaît beaucoup à Mistral à Mme aussi. »  (8)

Burnand avait quitté Maillane et le Midi riche de croquis. Rentré à Versailles, il s'appliqua à mettre au point dans son atelier ses esquisses et à les transformer en eaux-fortes. Il avait appris dans l'atelier de son beau-père Paul Girardet, qui habitait comme lui à Versailles, la technique de la gravure sur cuivre. Eugène Burnand voulait exécuter lui-même son oeuvre entièrement, et il ne confiait à personne la tâche de manier le burin.

Il travaillait avec un soin extrême. « Je voudrais tant faire de ce volume, écrivait-il à son père, une chose bien à part , une chose qui résiste – et pour cela il ne doit pas avoir un pli de manche qui ne soit voulu et compris... »

Burnand racontait que la jolie figure d'Arlésienne de la planche «la chanson de maître Ambroise » avait été abîmée par la morsure. Comment la redessiner sans refaire toute la gravure ? Il se rendit chez un forgeron et lui dit « pouvez-vous supprimer toutes les tailles sur cet espace minuscule ? — donnez le cuivre. »

Le forgeron plaça la figure délicate sur un poinçon mousse, prit une masse, et asséna un direct sur l'envers du cuivre à la grande angoisse de l'artiste. La place devenue vierge put être à nouveau burinée.

L'hiver 1881-82 se passa à Versailles, où Eugène parachevait son exténuante entreprise et mettait la dernière main aux vingt-cinq eaux-fortes hors-texte et aux 67 dessins reportés dans le texte. L'oeuvre était prête à être livrée aux soins de l'éditeur Hachette et attirait les gens du Midi.

Mistral jusqu'à la fin donnait des avis sur l'oeuvre déjà terminée.

« Vous êtes un grand coeur, et je puis vous dire entièrement mon impression, sans crainte de vous blesser.

Vincent ne me satisfait pas tout à fait. il n'a pas la tête sympathique que j'avais rêvé. Maître Ambroise n'est pas le bon pauvre que j'avais vu ;il a chez vous , l'air d'un mauvais pauvre, d'un révolté de nos couches populaires actuelles. la beauté arlésienne n'est pas assez mise en lumière dans vos groupes. pas assez de belles filles qu'on aurait pu trouver...
Mais ces restrictions n'atteignent en rien votre oeuvre. vous l'avez conçue et voulue ainsi, et votre oeuvre n'en est que plus personnelle. votre foi de chrétien est un peu puritaine ; mon catholicisme est un peu païen, affaire de climat, de milieu et de race, en résumé : gloria in excelsis Deo ! »

C'est à la fin de 1883, après trois années d'efforts et de préparatifs qu'enfin parut chez Hachette la première édition de Mireille, poème provençal par Frédéric Mistral, traduction française de l'auteur, accompagnée du texte original, édition contenant 25 eaux-fortes dessinées et gravées par Eugène Burnand, et 53 dessins du même artiste reproduits par le procédé Gillot. Broché 50 francs, relié 60 francs. Édition sur papier du Japon avec encadrements couleur de Pallandre, tirée à 150 seulement, l'exemplaire numéroté 600 francs.

— Gabriela MISTRAL — Prix Nobel de littérature en 1945 —

Comment une poétesse chilienne, fut-elle lauréate du prix Nobel, peut-elle intéresser nos lecteurs ? Eh bien pour deux raisons que nous allons développer.

La première : à l'égal d'Eugène Burnand, elle admirait Frédéric Mistral, une strophe de son poème Mis Libros (Mes Livres) le témoigne :

Poème de Mistral, parfum de sillon ouvert

Qui embaume les matins, je t'aspire enivrée !

J'ai vu Mireille exprimer le fruit sanglant

De l'amour, et fuir l'atroce désert (9)


En 1913, Lucida Godoy y Alcayaga, qui naquit à Vicuna au nord du Chili le sept avril mil huit cent quatre-vingt-neuf, prouva son admiration pour le grand poète provençal en prenant le pseudonyme de Gabriela Mistral.

La seconde : après la Seconde Guerre mondiale, elle fut, pendant un temps, l'hôte de Bédarrides. Elle décéda à New York le 10 janvier 1957.
 

Article de Raymond Chabert

Extrait de la 29ème édition des Etudes Sorguaises "Des notables aux commerçants..." 2018

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(1) C'était le titre de l'exposition présentée par la bibliothèque universitaire de Lausanne sur les sites de la Riponne et Dorigny du 21 juin au 30 septembre 2001.

(2) Eugène Burnand, Au pays de Mireille, par René Burnand, éditions SPES. Lausanne, année 1941, page 30.

(3) Eugène Burnand, Au pays de Mireille, par René Burnand, éditions SPES. Lausanne, année 1941, page 113.

(4) Cet adjectif a été employé par Burnand lorsqu'il relatait la rédaction de la lettre qu'il avait envoyée à Mistral. Dévotieux vient de dévoti(on) + -eux ; du latin devotio, « dévouement », signifie pieux. C'est un vieux mot.

(5) Eugène Burnand, Au pays de Mireille, par René Burnand, éditions SPES. Lausanne, année 1941, page 65.

(6) Eugène Burnand, Au pays de Mireille, par René Burnand, éditions SPES. Lausanne, année 1941, pages70, 71,72 & 73.

(7) Archives de la bibliothèque Universitaire de Lausanne, manuscrits IS 4989.

(8) Archives de la bibliothèque Universitaire de Lausanne, manuscrits IS 4989.

(9) La typographie du poème a été respectée.